Lettres de S. A. S. le Prince Louis, sur la délivrance de Marchais en 1918.

 Voici les lettres du fils du prince Albert 1er de Monaco qui est officier dans l'armée française.

Lettres de S. A. S. le Prince Louis, sur la délivrance de Marchais en 1918.

1- 11 octobre 1918.

"Mon cher F...,

Actuellement les événements se précipitent et la situation change d'heure en heure. Hier soir, les Boches ont encore prononcé un recul très sérieux, nous avons enlevé Beaurieux facilement, franchi l'Aisne à Berry-au-Bac et pris pied sur le Chemin des Dames à l'ouest de Craonne ; l'ennemi s'en va partout. L'horizon est en flammes, les villages brûlent jusque vers Sissonne, ils abandonnent leurs canons et leurs munitions. Je crois que la délivrance de Marchais est imminente (question de jours). Le général 1 m'a fait appeler hier soir tard pour me donner toutes ses instructions, afin que je me joigne au régiment qui enlèvera Coucy et Marchais. J'attends donc le moment voulu pour rejoindre ce régiment qui doit descendre du plateau de Craonne, marcher sur Festieux, Montaigu, La Vicomté, Marchais. Si l'armée Mangin continue sa marche vers le nord-est, c'est une affaire de peu de jours. Nous marchons aujourd'hui de Berry-au-Bac vers Amifontaine pour donner la main à Mangin ; Marchais sera donc à cheval sur les deux armées. Tout ce que je vous dis là dépend évidemment de la tournure que vont prendre les événements ; mais, pour le moment, cela semble en excellente voie. Les Boches détruisent absolument tout, l'aspect du front vu du poste avancé d'où je vous écris est indescriptible, à perte de vue c'est un brasier ; je suis allé dans toutes les localités reprises hier et cette nuit, ce sont des monceaux de cendres !

Dernière heure : l'est de Sissonne flambe".

2. - 15 octobre 1918.

"Mon cher père,

Ma rentrée à Marchais comptera parmi un des épisodes les plus douloureux de ma vie

et je ne l'oublierai jamais. J'avais demandé et obtenu l'autorisation d'y aller avec les premières troupes ; mais, envoyé peu avant dans une autre partie du secteur, je n'ai pu accomplir ce pénible pèlerinage que quelques heures après l'entrée de la première patrouille de cavalerie du 7e Chasseurs. Malgré tout, j'ai été pour ainsi dire le premier officier aperçu dans ces tristes parages. Mon émotion a été à son comble après avoir dépassé Urcel au sud de Laon : les civils m'ont fait un accueil inoubliable dans les villages délivrés ; l'automobile découverte marchant très lentement à travers de vraies fondrières, j'ai dû m'arrêter plus de dix fois, descendre de voiture, accepter de pauvres bouquets de fleurs des champs ; les hommes m'ont serré la main en pleurant, et jamais je n'ai reçu à la fois autant de baisers ; les femmes et les jeunes filles m'ont littéralement lavé la figure. J'avais d'abord pris la route de Samoussy, Gizy ; mais, arrivé à hauteur de la gare de Liesse, un officier m'a arrêté : Liesse n'était pas encore à nous et un violent combat de rues était engagé. J'ai donc dû retourner par Athies et aborder Marchais par le sud. Du plus loin que les habitants d'Eppes ont vu la voiture, ils sont venus à ma rencontre avec de petits drapeaux ; j'ai dû ralentir et c'est aux cris de « Vive la France », « Vive l'Armée », que j'ai traversé les ruines du village, avec une douzaine d'enfants dans l'auto qu'ils avaient prise d'assaut. Tous les carrefours étant sautés, j'ai dû contourner des entonnoirs de dix mètres de large sur cinq de profondeur, en faisant pousser la voiture à travers champs par quinze ou vingt civils. Barbier, pâle et hâve, a failli s'évanouir en me voyant surgir ; il a eu une émotion intense et m'a longuement serré dans ses bras. Peu après sont venus de malheureuses loques humaines : T..., M..., R..., V... et B... qui ne pouvaient pas croire que leur cauchemar de quatre ans fût fini. J'ai couché et dîné chez Barbier. L'ennemi ayant annoncé par écrit avant de partir qu'un bombardement intense serait dirigé sur le château et le village à partir de 18 heures, j'ai tenu à rester parmi les habitants pour les rassurer et les faire mettre en lieu sûr dans les caves. Ce bombardement a été insignifiant : ils ont envoyé quatorze gros obus, qui sont tombés derrière la pièce d'eau, et c'est tout. Le château est debout, mais dans un état lamentable ; il ne reste plus rien : tout a été volé, jusqu'aux portes ; il n'y a plus un seul objet dans le château, sauf onze chaises de la salle à manger et un buffet-bahut, qui se trouvait près de la balance. Votre bureau a été fracturé et son contenu emporté, le coffre-fort du secrétariat sauté, plusieurs oiseaux empaillés enlevés des vitrines. Le tableau de chasse n'a pas bougé, mais l'autre, composé au moyen de petites plumes, a été détruit le 11, c'est-à-dire l'avant-veille de leur fuite, par un individu qui avait besoin du liège qui se trouvait derrière. En un mot, il ne reste plus rien. La robinetterie, l'usine électrique, les serres sont à peu près détruites ; les baignoires et les sièges des cabinets ont disparu ; ce qu'ils n'ont pu emporter a été brûlé, comme par exemple tous mes souvenirs d'enfance, empilés dans les placards devant le n° 5 et qui ont formé un immense brasier. Tout est dans un état de saleté repoussante. Le parc est saccagé, tous les beaux arbres ont été envoyés en Allemagne, les autres ont servi à divers usages ; cependant beaucoup, abattus en 1914-15, sont encore sur place et n'ont même pas été débités. Entre la buanderie et le Long Pont il n'y a plus un arbre, deux des « Quatre Chênes » ne sont plus là ; la garenne appelée « le Chapeau », entre l'allée de Madame et celle qui va des écuries au Long Pont n'existe plus, etc. Les bois de Marchais et de Liesse sont à l'état de clairières ; beaucoup de gros arbres qui bordaient l'allée arrivant au château du côté de la route de Coucy sont par terre ; le bois de Bénicourt est à rayer totalement. La chasse, inutile d'en parler, elle n'existe pas plus que la pêche ; plusieurs fois, les sous-officiers ont tué jusqu'à dix-sept chevreuils dans la journée. Aucun règlement n'était observé, ils chassaient toute l'année et organisaient des battues monstres... Les habitants ont beaucoup souffert de privations et de vexations de toutes sortes, les peines de prison pleuvaient ainsi que la bastonnade ; du côté de Liesse, il y a eu plusieurs exécutions pour des motifs insignifiants...

Ce matin, pendant que j'y étais, les Italiens ont enlevé la ferme de Bénicourt et Marengo, après une résistance acharnée. Les Boches ont parsemé les marais de blockhaus et de pill-boxes en pierre, amplement garnis de mitrailleuses et d'une solidité à toute épreuve.

Actuellement, le château abrite le colonel du 36e d'infanterie et une centaine de ses hommes...

Pendant les quelques heures que j'ai passées au château, de 4 heures du soir au lendemain matin 10 heures, deux obus sont tombés sur le presbytère et un autre dans la cour d'une maison habitée par R... ; pas de victimes. Le 13, l'ennemi a emmené on ne sait où les hommes de 17 à 35 ans et les femmes non mères de famille ; parmi ces malheureux se trouve le fils de R... La femme d'A..., âgée de plus de 50 ans, a été violée il y a quatre jours par deux Allemands.

J'espère que vous voudrez bien, dès que les circonstances le permettront, faire remettre le tout en état : vous savez combien je tiens à cette superbe résidence si pleine de souvenirs d'enfance et dans laquelle je compte plus tard vivre définitivement et finir mes jours ; ce sera long et la dépense sera forte, mais je suis sûr que vous n'hésiterez pas à le faire.

Je vous prie de ne pas y venir encore ; le village et le château sont en pleine ligne de feu et le séjour y est dangereux. Sur la demande faite, l'état-major Mangin a autorisé les civils de Marchais à y résider à leurs risques et périls, pour sauvegarder leurs biens. . . A l'heure où je vous écris, la lutte est encore acharnée dans les rues de Liesse ; on se bat autour de l'église et entre la sortie est et la corne sud-est du bois de Liesse. . ."

3 - 16 octobre 1918.

"Mon cher F. . . ,

Je veux vous envoyer aussi un petit mot. Ainsi que je le prévoyais, je suis arrivé un des premiers à Marchais pendant que la bataille faisait rage dans les rues de Liesse, sur la route de Marchais à Liesse, et que Bénicourt n'était pas encore à nous. Pendant que j'étais au château, les Italiens ont enlevé cette ferme, ainsi que Marengo ; mais là nous sommes arrêtés, le Boche résistant dur dans le fond des marais ; c'est une affaire d'un jour ou deux. Le château est intact, mais vide ; ils ont enlevé jusqu'aux portes, aux sièges des cabinets, parquets dans certaines pièces ; plus de carreaux ; il ne reste rien, rien. Le parc est saccagé, des milliers de gros arbres coupés et envoyés en Allemagne ou débités sur place. J'ai vu Barbier, sa femme, T..., M..., P..., R..., B..., les S..., tous pâles, amaigris, et l'air abrutis par les mauvais traitements... Comme les Allemands avaient annoncé un violent bombardement du village et du château après leur fuite, j'ai voulu rester avec la population pour l'aider ; cela a été maigre : quatorze obus de gros calibre aux environs de la pièce d'eau, deux sur le presbytère et un dans une cour sans faire de victimes. Un point c'est tout..."

 

 1 Guillaumat